Un samedi après-midi, sur le périphérique de Lille. Un ciel bas et plutôt gris. Direction: Euralille, un temple de la consommation. Sortie Lille-Flandres. Une longue boucle pour sortir de l’autoroute. Une longue file aussi. Les voitures avancent lentement, à pas d’homme. Soudain, à la fin du virage, une petite fille aux cheveux bouclés. 8 ou 9 ans pas plus. Elle tend la main machinalement, frappe parfois à une vitre. Elle attend une pièce. Sans sourire, sans un véritable regard. On sent l’habitude. La routine de la misère.
La file avance. Je suis sous le pont. A ma droite, des caravanes blotties les unes contre les autres. Cinq à six. Des déchets aussi, beaucoup de déchets: des matelas, des vieux pneus, de la ferraille. Et du linge qui pend. Une palissade bricolée, mais elle ne protège même pas des regards. Malaise. D’autres petites filles se fraient un passage. Une, deux, trois… J’en compte au moins cinq. La plus jeune: deux à trois ans. Dans les bras de l’aînée qui ne doit pas avoir plus de 13 ans. Un groupe d’hommes est de l’autre côté de la chaussée. Des Roms, comme on dit. Ils s’affairent autour d’une voiture vide. Ils ont l’air de surveiller les gamines. Je verrouille ma portière. Réflexe idiot.
Aucune main ne répond aux mains tendues
Les enfants font comme la première petite fille. Ils passent d’une voiture à l’autre, tendent la main, frappent aux vitres parfois. Un principe que je me suis fixé: pas de pièce. Pour éviter d’encourager l’exploitation des enfants. Un principe qui vaut ce qu’il vaut. Les autres automobilistes semblent le suivre aussi. Aucune vitre ne s’ouvre, aucune main ne répond aux mains tendues. On sent la gêne. On voudrait que la file avance plus vite. Profond malaise. Tant de misère au XXIème siècle. A 500 m à peine d’Euralille, un temple de la consommation.
Soudain les fillettes s’agitent. Devant moi, une voiture ralentit davantage. Une grosse voiture aux vitres teintées. La vitre s’ouvre, côté passager. Une pièce, un billet? Je ne vois pas bien. Les gamines forment une grappe autour du véhicule. Elles s’écartent. De vrais sourires sur les visages. Les yeux scintillent. Le ciel paraît moins gris. Dans les mains: des bonbons. Des sucettes, des carambars, semble-t-il. Les fillettes ne sont plus des machines à sous. Elles sont redevenues les enfants qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être. Elles sont comme tous les enfants du monde. Elles agitent la main pour remercier les occupants de la voiture aux vitres teintées. Le passager avant, une passagère si j’en crois la finesse de la main, distribue encore deux ou trois bonbons. Des sourires à nouveau.
Comme quoi, les préjugés
Le bonheur des enfants n’est que furtif. La misère les rattrapera dans le quart d’heure qui suit. Mais la scène du périph me réconcilie (un peu) avec l’humanité. Et avec les grosses voitures aux vitres teintées. Comme quoi, les préjugés. Je me fais une promesse: celle d’avoir toujours dans ma voiture quelques bonbons à portée de main.
C’était un samedi après-midi sur le périphérique de Lille. Un jour de misère ordinaire.