En débarrassant une armoire, dans la perspective de travaux de peinture à la maison, j’ai retrouvé de vieilles photos et d’anciens articles. Parmi les documents: un texte que j’ai rédigé au décès de ma grand-mère maternelle. Cela fait dix ans cette année. Je voudrais vous le faire partager tant cette femme, qui parlait peu pourtant, était formidable:
« C’est une page de mon enfance qui s’est tournée avec le décès de mon dernier grand-parent. Mémère Elsa, comme la famille l’appelait, est allée rejoindre Pépère Auguste, un jour gris de septembre. Elle avait 93 ans, mais elle est toujours restée fidèle à l’image que je m’étais forgée d’elle dans la force de l’enfance. C’était une grand-mère rêvée pour tous les gamins du monde: disponible, souriante et apaisante. Je la vois encore, sur le pas de sa porte, dans son tablier à carreaux bleus, nous saluer mon frère et moi, après quelques jours passés chez elle. Elle avait de l’élégance, ma grand-mère, le regard clair, le sourire franc et le buste droit.
Avec mon grand-père, elle est venue de Flandre pour s’installer dans une ferme du Péruwelzis où ont grandi huit enfants. En dépit d’un demi-siècle en Wallonie, elle n’a jamais pu tenir toute une conversation en français, mais avec ses petits-enfants, elle n’avait pas besoin de longues phrases pour se faire comprendre. Ce n’était pas le néerlandais enseigné dans les écoles qu’elle parlait, mais un dialecte dont j’aimais les contours et les couleurs, même si je n’en comprenais pas toutes les subtilités. C’est sans doute pourquoi, aujourd’hui encore, je ne supporte pas entendre quelqu’un dire que le flamand n’est pas une belle langue. C’est pour moi comme une seconde langue maternelle. J’entends encore le vintje – petit garçon, en français – dont elle m’affublait pour me consoler après un chagrin de gosse.
Elle était Zorro, ma grand-mère
Les battements de son coeur me sonnent toujours familièrement aux oreilles, comme si elle me serrait toujours contre elle. Elle était aussi comme Zorro, ma grand-mère; elle arrivait toujours au moment opportun, lorsqu’avec mon frère, nous avions commis, par exemple, une grosse bêtise qui déclenchait les foudres parentales. Comme ce jour où, dans la boulangerie familiale, j’ai renversé une quinzaine de tartes, toutes chaudes sorties du four, en heurtant, après une glissade sur la farine, le tréteau sur lequel elles reposaient. Une matinée de travail par terre. Mais je n’ai pas eu le temps de recevoir la fessée promise et sans doute méritée: les cheveux blancs de Mémère Elsa sont apparus comme par magie sur le seuil de l’atelier. « Allez, kom, vintje! » Elle m’embarqua sur le porte-bagage de son vélo pour retrouver Pépère Auguste. Pour retrouver un peu de cette bière de table, légère, brune et sucrée au goût consolateur – een beetje bier, vintje ? – et de cette soupe rouge dont mon frère et moi nous disputions le nombre de boulettes. La maison de mes grands-parents était comme un refuge.
Une seule fois, mon grand-père m’a paru fragile
Pépère Auguste, lui, c’était le patriarche, mais aussi loin que je m’en souvienne, il n’a jamais usé de son autorité à l’égard de ses petits-enfants. Il nous faisait même sourire lorsque nous lui racontions nos souvenirs de vacances. Partout où nous avions été, il avait été aussi. « Et là, il y a une église, puis une grande ferme et là, des champs non? » Les descriptions qu’il donnait étaient tellement générales qu’il ne pouvait pas se tromper, un peu comme Jacques Martin à l’école des fans. Nous répondions oui pour lui faire plaisir, même si nous savions qu’il n’avait jamais été au-delà de Reims ou des Pays-Bas pour cultiver le lin ou le tabac dans sa prime jeunesse. Casquette vissée sur la tête, avec des mains d’airain que le travail de la terre a façonnées, mon grand-père me semblait indestructible, presqu’éternel. Une seule fois, il m’a paru fragile. C’était quelques jours avant sa mort, à la clinique, où il avait subi une opération des intestins: dans ses yeux bleus, je lisais la détresse de celui qui sent arriver l’inéluctable. Il nous avait pris la main comme pour puiser, dans chacun de nous, des dernières forces avant le grand voyage.
Des gestes, des battements de coeur, des odeurs et quelques mots de flamand
Ma grand-mère, je l’ai vu très rarement se départir de son sourire. Excepté à la mort de mon grand-père, bien sûr, où je l’ai vu s’effondrer au moment où on plaça le cercueil dans le caveau familial. A la mort aussi d’une de mes tantes, âgée de 28 ans, qui avait la même bonté d’âme qu’elle. La vie n’a pas fait que des cadeaux à mes grands-parents. Ils ont perdu trois enfants. Je n’ai pas connu les deux oncles disparus, mais je me souviens d’une anecdote racontée par un voisin de la ferme: il avait confié avoir entendu le cri de ma grand-mère déchirer le village au moment où elle apprit qu’on avait retrouvé le corps sans vie d’Hubert, le deuxième fils disparu. Cela avait impressionné et glacé le gamin que j’étais.

Avec le poids de l’âge, les dernières années d’existence de Mémère Elsa n’ont pas toujours été faciles, mais elle a pu compter, jusqu’au bout, sur l’affection des siens: ses six enfants, ses onze petits-enfants et huit arrière-petits-enfants. Cousins, cousines, chacun a ses propres souvenirs, ses propres anecdotes. C’est le meilleur qui reste dans ma mémoire au bout de ce que furent ses 93 années d’existence. Des gestes, des battements de coeur, des odeurs et quelques mots de flamand qui m’incitent à penser que ma grand-mère, notre grand-mère, vit encore à travers nos souvenirs.
A travers nous ».