Lettre au frustré qui me suivait en voiture

 

Monsieur,

monsieur parce que bien sûr, vous êtes un homme. Seul un homme peut se conduire (et conduire) ainsi. Vous avez déboulé dans ma vie, un soir d’été, sur une petite route de campagne du Tournaisis. Déboulé, c’est le mot qui convient. Je ne sais rien de vous. Je ne sais même pas comment vous êtes physiquement. Je n’apercevais qu’une partie de votre visage dans le rectangle de mon rétroviseur. Mais je pouvais lire votre rage, parce que sans doute, je ne roulais pas assez vite, parce que vous ne pouviez pas me dépasser. Trop de virages, trop de montées et de descentes, trop de véhicules qui arrivaient dans l’autre sens. Alors vous m’avez collé l’arrière-train, puis allumé vos gros phares. J’ai cru, tellement vous rouliez près, que vous alliez monter sur mon pare-chocs. Je ne sais pas pourquoi vous étiez pressé: une copine à voir, un rendez-vous professionnel à ne pas manquer? Je me suis même mis à accélérer légèrement. Peut-être aviez-vous une bonne raison de vous comporter ainsi, comme une urgence à l’hôpital? Mais lorsque la route est soudain devenue libre, vous êtes resté collé à ma voiture comme une sangsue. J’étais devenu l’objet de toute votre frustration, l’escargot à écraser, le lambin à éradiquer, le gêneur des routes à éliminer…

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Ô surtout, ne vous réjouissez pas trop vite, je n’ai pas pris peur. Je vous plaignais plutôt dans votre belle voiture rutilante, une BMW je pense, noire, comme vos pensées sans doute. Vous n’étiez même plus un homme à mes yeux, mais une hormone, un trop plein de testostérone qui se déverse sur la route. Peut-être n’atteindront-ils jamais votre cerveau, mais par acquit de conscience, je vous rappelle quelques chiffres: l’année dernière, dans notre belle Wallonie picarde, la route a tué 65 personnes (1), blessé 1.753 autres, dont 272 grièvement. Plus des trois quarts des victimes tuées l’ont été en voiture. En cause, sept fois sur dix: la vitesse. Il y a deux semaines à peine, quatre jeunes ont trouvé la mort sur l’autoroute A8. Ils revenaient de Walibi par une belle journée d’été. La vitesse, a dit la police. Mais pourquoi rouler si vite alors que l’été, la campagne sous le soleil incite plutôt à la flânerie, à apprécier le temps qui s’écoule? Sur une distance de 100 km, une voiture qui roule à du 150 gagne vingt minutes sur une autre qui roule à du 100. Que sont vingt minutes dans une vie?

Mais je reviens à vous, Monsieur. Lorsque soudain, vous vous êtes décidé à me dépasser, vous m’avez adressé un doigt d’honneur une fois à ma hauteur, puis vous avez accéléré, zigzagué quelques mètres devant moi, histoire de me faire apprécier votre carrosserie, puis vous vous êtes évanoui dans la nature sur un nouveau coup d’accélérateur. J’ai juste eu le temps de voir que vous empruntiez l’autoroute en direction de Lille. Je n’ai même pas pensé à noter le numéro de votre plaque, immatriculée dans le nord de la France. Peut-être aurais-je dû, histoire d’épargner quelques vies innocentes qui auraient le malheur de croiser votre route.

Je ne vous salue pas, Monsieur, je vous plains. Et j’espère bien ni vous revoir, ni vous retrouver, un jour, dans la colonne des faits divers de mon journal.

(1) chronique écrite dans le Nord Eclair du 30 juillet 2006, mais elle est toujours d’actualité au niveau du nombre de décès sur les routes.

Publié par

carnet de bord de Daniel Foucart

Journaliste à Nord Eclair belge (Tournai et Mouscron) depuis 1991, passionné par l'actualité vue par le petit bout de la lorgnette. Et à bord : quelques tranches de vie.

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