La sentence du bûcheron était sans appel: “ de toute façon, votre cèdre bleu était condamné ”. Elle a atténué le sentiment de culpabilité que j’éprouvais depuis que j’avais décidé de me séparer de cet arbre à la posture majestueuse, haut d’une dizaine de mètres. La décision avait été prise la veille de la Saint Sylvestre. Suite à de violentes rafales de vent, une grosse branche s’était effondrée dans le jardin, à un doigt de la grande baie vitrée qui aurait très bien pu voler en éclats. Heureusement les enfants ne jouaient pas dehors cet après-midi-là. Jusqu’alors, le cèdre ne nous ennuyait que l’été: ses aiguilles, persistantes et courtes, tombaient dans nos assiettes lorsque le temps nous permettait de dresser la table dans le jardin. Son ombre recouvrait certes les panneaux solaires, mais relativement tard dans l’après-midi, ce qui laissait le temps au soleil d’accomplir son œuvre calorifère.
Aujourd’hui, le cèdre bleu n’est plus qu’une succession de grosses bûches, empilées les unes sur les autres sous le magnolia qu’il a longtemps dominé et qui prend ainsi sa revanche. En comptant les cercles de croissances, j’ai pu déterminer son âge: 30 ans, à peu près celui de la maison. C’était un bébé parce que selon les informations glanées sur internet, il aurait pu vivre… 2.000 ans et grimper jusqu’à 50 m de haut. Ce conifère, issu de la famille des pinacées, n’est pas une espèce indigène, comme le sont, par exemple, les saules têtards et les peupliers. Il s’est habitué à nos contrées après avoir été importé du Moyen-Orient et des contreforts de l’Himalaya. La lecture de sa généalogie avait ajouté à mon sentiment de culpabilité: le cèdre n’est-il pas l’arbre le plus souvent cité dans la bible? Un pays du Moyen-Orient ne l’a-t-il pas choisi comme emblème? Le cèdre du Liban a même servi à la construction du premier temple de Jérusalem, vers 976 avant Jésus-Christ. Importés d’Algérie, des semis du cèdre de l’Atlas, un proche cousin du cèdre bleu, ont permis de repeupler les pentes dénudées du Mont Ventoux, du Lubéron et des Pyrénées au XIXe siècle. L’immigration des arbres a précédé celle des hommes.
Il y a vraiment beaucoup à apprendre de nos frères, les arbres, qui ont livré à l’humanité une de ses plus précieuses inventions: le papier, incarnation de l’écriture.
Le mot “ livre ” provient d’ailleurs du latin “ liber ” qui, selon le petit Larousse, désigne encore la zone vivante du bois, riche en cellulose. L’adjectif “ libre ” a aussi la même… racine.
La maladie de mon cèdre bleu m’a fait davantage lever les yeux vers le ciel. Jusqu’alors je n’avais pas suffisamment conscience de la richesse sylvicole de mon jardin: un saule pleureur, un magnolia, deux bouleaux et trois hêtres pourpres qui doivent avoir à peu près le même âge. La sagesse des arbres avait conquis le premier propriétaire de ma maison.

Le cèdre bleu ne semble pas me tenir rigueur de l’avoir fait abattre. Depuis, la souche et les bûches dégagent une agréable odeur de résine aromatisée qui embaume le jardin les jours de soleil, comme si l’arbre voulait me rappeler ses lointaines origines orientales, la richesse de ses histoires et la volupté d’un espace arboré.
Le bonheur est dans le cèdre bleu, comme dans tous les arbres.
(1) Chronique que j’ai écrite, sous le pseudo « Vintje », dans le Nord Eclair du 23 septembre 2007 et dont le titre était « les Propos du Dimanche », imaginés par Luc Parret, alias Eleph. Serdu, dont je reproduis ici le dessin, était notre illustrateur.
(2) Depuis la parution de cette chronique, j’ai dû hélas abattre les hêtres pourpres, dont les bûches ont rejoint celles du cèdre bleu sous le magnolia.