En découvrant il y a quelques jours les résultats d’une enquête selon laquelle les élèves qui ont pratiqué le latin et le grec réussissent mieux leurs études supérieures, même scientifiques, j’ai pensé au banquier de mes parents. Avec une anecdote qui remonte il y a près de 30 ans: je révisais mes déclinaisons latines à la table du séjour, tandis qu’il comptait la monnaie du commerce familial qu’il venait récolter tous les mercredis. Entre un paquet de pièces de 5 francs belges et une pile de billets de 20, l’employé de banque interrompit ses calculs et me lança: “ Le latin, ça ne sert à rien! ” Du haut de mes 14 ans, j’avais beau lui expliquer l’influence du latin dans la langue française, en vain: sa phrase sonnait comme une sentence, sans appel. Le banquier de mes parents n’était pas le dernier à se gausser de l’utilité d’une langue dite “ morte ”. Je pense encore à la chanson de Jacques Brel, “ Rosa ”: “ C’est le plus vieux tango du monde/Celui que les têtes blondes/Ânonnent comme une ronde/En apprenant leur latin/C’est le tango du collège/Qui prend les rêves au piège/Et dont il est sacrilège/De ne pas sortir malin […]. C’est le tango des forts en thème/Boutonneux jusqu’à l’extrême/Et qui recouvrent de laine/Leur cœur qui est déjà froid/C’est le tango des forts en rien/Qui déclinent de chagrin/Et qui seront pharmaciens/Parce que papa ne l’était pas ”. Plus récemment, notre ancienne ministre de l’Enseignement Marie Arena a voulu faire un sort au latin en secondaire, parce que la discipline était, à ses yeux, trop “ discriminatoire ” (le mot de la langue française qu’elle a utilisé le plus au cours de son mandat).

N’en déplaise au banquier, à Jacques Brel et à Marie Arena, le latin est sans doute le cours qui m’a apporté le plus sur le plan de la formation intellectuelle. Non pas que je sois capable de deviser en latin à haute voix comme le vieux pirate à la jambe de bois dans les albums d’Astérix – je voulais d’ailleurs truffer mes propos de citations latines, mais aucune ne m’est venue spontanément à l’esprit. L’apport du latin est plus subtil: il exerce le cerveau à une certaine logique. Avant de pouvoir traduire un texte du poète Virgile ou de l’orateur Cicéron, il faut passer par une série d’apprentissages certes fastidieux (le vocabulaire, les déclinaisons, la grammaire, etc.), mais qui une fois maîtrisés, s’avèrent d’une utilité jouissive. Les versions latines ne m’ennuyaient jamais: les mots étaient comme autant de pièces d’un puzzle que j’essayais de reconstituer à la manière d’un Indiana Jones ou d’un Benjamin Gates à la découverte d’une énigme.
Le latin inscrit l’apprentissage dans la durée – Rome ne s’est pas faite en un jour. Il exige de la patience et donne du sens à l’effort (ouille, un gros mot pédagogique). L’analyse des textes des plus grands auteurs incite aussi à l’humanisme. Loin de moi l’idée de faire du latin la panacée des élites. Les mathématiques modernes et la mécanique forment sans doute aussi bien les esprits, pour autant que les professeurs qui les dispensent soient enthousiastes, comme furent les miens. C’est une grande richesse que m’a donc procurée le latin. Certes, je vous l’avoue, pas celle qu’imaginent les banquiers. Ma fortune est tout autre. Fortuna, en latin, ne signifie-t-il pas bonheur…
(1) Chronique que j’ai écrite, sous le pseudo « Vintje », dans le Nord Eclair du 30 mars 2008 et dont le titre était « les Propos du Dimanche », imaginés par Luc Parret, alias Eleph. Serdu, dont je reproduis ici le dessin, était notre illustrateur.
Moi j’ai des citations qui me viennent à l’esprit instinctivement quand je pense au latin, par exemple : « Elige cui dicas: ‘tu mihi sola places.' » Ovide dans l’Art d’Aimer (si ma mémoire est bonne, c’est censé être la citation exacte). « Choisis celle à qui tu diras ‘toi seule me plais.' »
Le latin, c’est magique.
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